Quand je regarde un port de commerce, …
Je mets des lunettes de marin et … j’imagine le relief au fond de l’eau. Je me demande où en est la marée et si les navires sont lèges ou à plein. Je prends la mesure de la masse d’eau qui remplit le bassin. Je me demande quel quai est assez profond pour quel type de navire. Je pense aux courant et aux vent qui poussent les navires qui manœuvrent. Je regarde si la capitainerie est bien placée pour surveiller les mouvements sur l’eau. Je cherche les remorqueurs, pilotines et barges des lamaneurs…
Je mets des lunettes de logisticien et … je vois sur les navires des stocks flottants et sur les terre-pleins des stocks de transit. Je me demande quel est le taux de rotation dans les magasins et les silos. Je pense aux cadences de chargement et déchargement des grues et des trémies. Je vois non pas des marchandises mais des conditionnements : vrac liquide, vrac sec, conteneurs, big bags, etc. J’imagine toutes les ramifications du réseau de routes et de rails qui connectent le port à tout le continent.
Je mets des lunettes d’ingénieure génie-civiliste et … je regarde les matières : béton, acier, rocher. Je pense à la durée de vie des ouvrages, à la houle qui tape, au sel qui corrode. J’imagine les couches de matériaux qui s’écrasent sous les poids uniformément répartis, ponctuels, statiques, dynamiques. J’imagine l’acier qui ploie au sein des dalles sur pieux. Je pense à la profondeur de ces pieux dans la vase, aux talus qui poussent dessus. Je pense à l’eau qui s’infiltre, ressort, et respire à travers les palplanches au rythme des marées. Je me demande qui parmi les ouvrages absorbe l’énergie de la mer et des navires, qui la réfléchit et comment elle danse dans les darses.
Je mets des lunettes d’économiste et … je pense aux entreprises, aux usines, aux consommateurs qui vivent sur le territoire, côté terre. Je me demande ce que transportent les navires et d’où ils viennent. S’ils ont fait le tour de la Terre pour nous approvisionner en produits étrangers ou s’ils viennent de la côte voisine dans un ballet pendulaire. J’imagine les produits qui arrivent, qui sont transformés, qui repartent. Je pense aux entreprises, aux usines, aux consommateurs qui vivent à l’horizon, derrière la mer. Je me demande avec quel autre pays notre économie entre en résonance.
Je mets des lunettes d’environnementaliste et … j’imagine sous les vagues les mélanges des masses d’eau. Les mélanges des pollutions comme des nutriments et toutes les plantes et animaux qui respirent liquide. Je pense au bruit invisible qui circule, se répercute et se diffuse sous la surface. Je regarde le vent souffler et disperser poussières, particules et lumière nocturne. J’écoute les sons et je pense au bruit porté par l’humidité lorsque le ciel et la mer se mélangent. Je pense à toute l’eau et l’énergie consommée par ce géant créé par les humains. Je cherche des yeux la verdure et imagine les connexions que la nature arrive toujours à faire, aux graines invasives qui veulent germer, aux batraciens qui veulent traverser la route, aux oiseaux qui nichent n’importe où. Je les imagine cherchant leur chemin entre les créations humaines l’œil interrogatif.
Je mets des lunettes d’urbaniste et … je regarde la ville qui glisse vers la mer et se transforme en port sans que la ligne de démarcation ne soit bien claire. Je regarde la ligne de crête des immeubles, silos, ateliers, magasins et j’imagine l’histoire et les couches successives de bâtiments. Je vois les couleurs, les géométries, les matières des façades et j’observe si c’est un patchwork désordonné ou une savante uniformité. Je vois les circulations et me demande s’il est facile de concilier tous les usages de cet espace. Je regarde si on peut se promener et si le port fait barrière ou accès à la mer. Je cherche les ouvertures et les endroits où l’on voit loin.
Je mets des lunettes de sociologue et … je vois tous ces humains qui vont, qui viennent. J’imagine ceux qui arrivent de pays lointains. Je pense à ceux qui sont ancrés là. Je vois la défiance et la solidarité, le décloisonnement et l’interdépendance entre gens de mer et gens de terre, entre ceux d’ici et ceux de là-bas, entre ceux du labeur physique et ceux de la réflexion stratégique, entre ceux de l’industrie et ceux de l’artisanat, entre ceux qui nourrissent le monde et ceux qui l’avalent et le broient. Je vois les promeneurs insouciants et les travailleurs préoccupés. Je vois la tolérance de toutes ces différences, ensemble, sur les quais.
Et puis je pose toutes ces montures et je me laisse toucher par la beauté. Sans rien penser j’essaye de m’ouvrir au sensible et de cesser de réfléchir. Je regarde ce ballet presque magique de géants qui malgré leur poids flottent et glissent dans l’eau. Ces chariots, camions et trains qui colorent la terre de leurs va et vient.
Ces structures immenses qui malgré leurs airs graciles soulèvent les masses dans les airs. Ces lignes géométriques dont le motif nous emportent dans un monde d’abstraction. La palette multicolore des lumières qui jouent avec l’eau, le ciel et le métal. Les mille et uns visages modelés par les éléments, dépassant d’uniformes de toutes les couleurs.
J’aime les ports car ils sont multiples et que pour les comprendre il faut comprendre le monde.
Et vous les paysages portuaires vous touchent-ils ?
Et avez-vous reconnu le port sur les vues aériennes ? (NB : toute ressemblance avec un port breton n’est pas fortuite).
PS : Vous trouverez les articles précédents ici.
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